En cette première journée de grève, il nous semble approprié de retourner à cette note éditoriale parue dans notre numéro du printemps 2023. C’était avant que les députés majorent leurs salaires de 30% ; qu’on offre aux policiers une augmentation de 21%, le double de ce qu’on demande aux travailleuses de la fonction publique ; que Fitzgibbon se fasse photographier avec sa grosse crisse de moto mercedez ; et que la ministre de l’habitation, qui magouille dans les flips immobiliers sur le side, disent aux locataires qu’ils ont juste à faire pareil s’ils veulent cesser d’être pauvres.
Il y a de quoi repartir un journal. Entk.
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Les négociations dans le secteur public relèvent d’une chorégraphie rodée qui suscite un vague ennui. Il y a peu d’amour pour les fonctionnaires, et si les profs et les infirmières gardent quelque sympathie, l’aspect extrêmement routinier de l’exercice rend l’ensemble soporifique au possible : échanges d’aménités des deux parties à travers les médias, rencontres laborieuses où dominent la mauvaise foi, échéance des conventions, vote de journées de grève pendant lesquelles la partie patronale économise les salaires, début des véritables négociations, menace de loi spéciale, règlement à rabais présenté en gain pour des membres qui, voyant bien que ce qu’on appelle le « droit du travail » est conçu de manière à leur enlever tout rapport de force, n’attendaient que la fin de ces simagrées.
C’est pourtant le lieu d’une véritable lutte des classes.
Parler de lutte des classes ne va pas de soi aujourd’hui. Le simple vocable de classe est hautement problématique depuis l’hégémonie, au moins idéologique, d’une classe moyenne aux contours notoirement flous ; quant à la lutte, elle n’apparaît plus que dans des formes résiduelles. On a fini par nous convaincre que les deux appartiennent au passé. Autrement, tout le monde semble avoir embrassé la rengaine politicienne selon laquelle le souci principal de la population est d’en avoir plus dans ses poches, avec comme solution à peu près unique la nécessité de baisser les impôts, et que si on pouvait avoir un peu plus de ceci et un peu moins de cela, toutte serait ben swell.
Dans cet affaissement général, il y a au moins un acteur de la lutte des classes qui refuse de déposer les armes : la bourgeoisie.
Dans le secteur public, la partie patronale se trouve être le gouvernement. Il est remarquable que celui-ci soit dirigé par de grands bourgeois. Le premier ministre est le fondateur et ancien patron d’une compagnie d’aviation. Le banquier Fitzgibbon a travaillé ou siégé au sein d’une quinzaine de sociétés de finance avant d’être élu, ce qui explique qu’il soit constamment en conflit d’intérêts. Christian Dubé, entre deux mandats de député, gagnait autour de deux millions de dollars annuellement en salaire et primes à titre de vice-président de la Caisse de dépôt. Ces trois hommes sont les plus puissants du gouvernement du Québec : premier ministre, super-ministre (de l’économie, de l’énergie, de la métropole) et ministre de la santé.
Bernard Drainville est un plouc, on lui a donné l’éducation.
Une telle réalité rend ineptes les discussions autour de l’éthique de Fitzgibbon, lui qui a été visé par pas moins de six enquêtes de la commissaire désignée par l’assemblée nationale. Il n’en a clairement rien à cirer, assurant aux médias « qu’il y en aura d'autres ». C’est qu’il se perçoit légitimement comme l’envoyé volontaire de la bourgeoisie dans la gestion courante de son système politique et économique, la démocratie libérale. Aussi le problème n’est pas qu’il fréquente encore ses chums du privé qui reçoivent des subventions publiques, parce que la circulation de l’argent est à l’image de celle des personnes : ce sont des portes tournantes. Il est là exactement pour ça.
Le problème est plutôt la manière saisissante qu’il a de performer sa classe sociale, c’est-à-dire de rendre visible son ontologie bourgeoise. Il sait à quel monde il appartient, lui, mais tant qu’il est dans les affaires publiques, il faut veiller à ce que les autres ne l’oublient pas, et donc c’est à la limite de l’acte manqué (oups, je me suis fait prendre, mais j’ai inconsciemment fait exprès) et de la bravade (allez chier bande de cul-terreux, je ne m’excuse pas et je vous dis tout de suite que je vais y retourner), qu’il aura percolé dans les médias que Fitzgibbon se livre chaque année, avec d’autres hommes d’affaires, à une partie de chasse au faisan déguisé en costume traditionnel autrichien, une caricature d'activité de gros bourgeois plein de marde qui singent les habitus de la noblesse déchue en ses territoires coloniaux.
Il y a un film de Falardeau ici.
Et bien sûr que ça se passe en Estrie, haut lieu de villégiature historique de la bourgeoisie anglophone, comme en témoignent ses grosses cabanes et la qualité de son asphalte (avez-vous déjà remarqué la stupéfiante inégalité dans l’état des routes entre l’Estrie et la Beauce, à l’image de l’ordre dans lequel on déneige les quartiers de la ville l’hiver, du plus riche au plus pauvre ?) ; et spécifiquement sur le lac Memphrémagog, celui-là même où Denys Arcand campait son déclin de l’empire américain, moins parce que ses protagonistes sont repus et cyniques que parce que lui-même est passé du côté obscur de la force, comme en témoignent ses films ultérieurs, bêtement réactionnaires ; et plus spécifiquement encore sur l’Île de la Province, de propriété naturellement privée, et dont le nom ne saurait avoir de meilleures résonances coloniales.
[ Les jeux grandeur nature de l’Idiot : la chasse au bourgeois en costume révolutionnaire traditionnel - pantalons, carmagnole, bonnet phrygien - où il s’agit de prendre d’assaut l’île de la province et de transformer cette propriété privée en république libre autogérée. ]
Legault, quant à lui, est un pur produit de l’État-Provigo, celui du Québec des années 80, où les déceptions indépendantistes ont fait place au volontarisme économique, et où, à défaut d’avoir un pays, on doterait le Québec d’une classe capitaliste bien de chez elle qui pourrait fourrer le peuple dans sa langue maternelle. L’origine du terme est absolument délicieuse, en ce qu’elle vient de Paul Gobeil, ancien dirigeant de la chaîne d’alimentation - des épiciers, ce sont des épiciers - devenu ministre sous Bourassa. Il proposa ensuite une série de réformes néolibérales, pas toutes mises en place, mais qui ont clairement donné le ton au démantèlement de l’État-Providence qui s’est poursuivi durant les décennies suivantes, ceci cédant à la place à cela.
Ne parlons pas de Christian Dubé.
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[ Heille, saviez-vous que Fitzgibbon a acheté son chalet en Estrie de Christian Dubé lui-même, pour un demi-million ?
Il l’a revendu quelques années plus tard.
Un million.
C’était juste pour vous rappeler que vous avez pas une cenne qui vous adore.
De retour à notre programme principal. ]
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À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes, disait quelqu’un de très savant. Il n’y a pas à chercher ailleurs l’obsession monomaniaque de l’économie dans notre monde politique et médiatique. Il est dirigé par ceux qui se présentent comme ses winners - alors que vraiment leur rapport en est un de propriété - qui condescendent à venir faire profiter la sphère publique leurs succès de la sphère privée, quitte à s’arranger au passage pour que la deuxième serve la première. C’est le fond de commerce politique de la CAQ : promettre des grosses jobs, attirer des entreprises, faire une passe de cash avec l’hydro-électricité, construire des autoroutes qui enrichissent promoteurs et pétrolières, abroger la réglementation qu’elle appelle « bureaucratie ». C’est largement self-serving, comme on dit en anglais, mais voilà, ils sont là pour servir l’économie, et l’économie, c’est eux.
D’où leur agacement quand surgit la société.
Ils venaient ronner une business, ils se retrouvent pognés avec des employées. Que ça semble les embêter de gérer des profs pis des infirmières, d’entendre leurs problèmes de garderie pis de logement, voire de se faire emmerder avec des enjeux de société comme les changements climatiques ou le racisme systémique, qui ne les affectent ni ne les intéressent. Cette contrepartie du pouvoir politique semble toujours les prendre au dépourvu, comme s’ils n’avaient authentiquement pas pensé au fait que ça entrerait aussi dans leur description de tâche. La société c’est plein de gens, et il n’y a pas de ça sur l’Île de la Province.
En plus, ils ont des règles pour gérer leur communauté de gens. Quand Fitzgibbon fut prêt à remplacer la PDG d’Hydro-Québec après l’avoir assez écoeurée pour qu’elle démissionne, prévoyant déjà avoir le dernier mot sur son successeur (ça va être un homme, garanti), il a dû admettre qu’il n’avait pas lu la loi qui encadrait le processus, parce « qu’elle est très épaisse, la loi ». Sa collègue Sonia Lebel, chargée de renouveler les conventions des employées de l’État, tenait mordicus à négocier dans des « forums » de sa création, au mépris manifeste de la loi qui établit les modalités de ce processus. Probable qu’elle en ignorait jusqu’à l’existence.
Mais le boutte de la marde, c’est leurs organisations.
Il n’y a rien comme le mot « syndicat » pour transformer le bourgeois en boss. C’est la même chose, diront les marxistes, mais il y a là le rapport entre l’ontologie et la praxis (anti-révolutionnaire). C’est-à-dire que le bourgeois flotte dans son état, à l’écart du monde et de ses gens, jusqu’à ce qu’il soit rappelé à ses fonctions. Il n’y a aucune critique de la gauche envers les syndicats - mollesse, sclérose, corporatisme, collaboration - qui ne s’efface devant cette brutale réalité : la bourgeoisie les reconnaît spontanément comme son ennemi mortel.
Et donc quand Legault s’en va dire à la Presse qu’il garde son capital politique pour mener une grande bataille contre les syndicats, il entend d’abord séparer les gens de leur organisation, dans une démarche pleine de paternalisme où il faut protéger le peuple contre lui-même car, quelque étonnement que cela doive causer, les syndicats de profs et d’infirmières sont composées de profs et d’infirmières. Pareil pour les autres travailleuses du secteur public qui n’ont pas la chance de profiter d’un capital de sympathie, parce que la droite a passé les quarante dernières années à trasher les fonctionnaires, les traitant de gras-dur et de tire-au-flanc, et à miner le rapport aux services publics en disant que ce serait ben plus efficace au privé.
Ça lui donnait des cotes d’écoute à la radio et des votes aux élections et c’était ben le fun de même, mais pas autant que leur fin de partie, parce que bien sûr que la raison pour laquelle la bourgeoisie asphyxie le système public pour le maintenir dans un état de décrépitude chronique - attente à l’urgence, bâtiments scolaires décatis, manque de garderies, pénurie de personnel partout - c’est pour qu’à la fin les gens s’écoeurent et achètent leur idée que ce serait mieux au privé, ou alors ils auront juste carrément pas le choix d’y aller, et ils pourront ainsi payer directement des services à la bourgeoisie qui va collecter le fric sans l’intermédiaire de l’État.
Et finalement c’est la seule manière de comprendre l’obstination forcenée du gouvernement à ne jamais payer ses travailleuses - les salaires, l’ultime tabou de toute négociation - entendu que les « augmentations » qu’on leur consent dédaigneusement correspondent à la moitié de l’inflation prévue, et qu’à chaque fois on trouve toutes sortes de manière « innovantes » pour sauver la face (montant forfaitaires, primes hors-convention, augmentations pour un secteur spécifique à l’exclusion des autres) tout en s’assurant que le problème se maintienne jusqu’au prochain round.
Le gouvernement se donne des airs de bon gestionnaire à peu de frais, parce qu’enfin c'est de l’argent public n’est-ce pas, mais dans un contexte d’inflation où par un travers du système le gouvernement nage dans les surplus, il importe de se débarrasser du cash le plus vite possible - ici des baisses d’impôts, là des chèques à tout vent - parce qu’à la fin le refus de payer les travailleuses répond essentiellement du besoin atavique de la bourgeoise de leur garder la tête en-dessous de l’eau pour leur montrer c’est qui le boss.
C’est la lutte des classes.
Il faut la mener.