Jour 5 de notre campagne d’abonnement à Anne Archet.
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La note éditoriale qui suit a été publiée, sans signature, dans notre numéro du printemps, à l’invitation de la revue Liberté. Nous en avons fait une genre de lettre ouverte, à laquelle la revue s’est donné la peine de répondre. Son texte complet se trouve dans le numéro courant, qui porte justement sur l’anonymat. C’est en kiosque.
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Bonjour revue Liberté,
Au mois de mars dernier, un de nos rédacteurs a reçu, de l’un des vôtres, ce message que nous éditons librement :
Prochainement à Liberté, on fera un dossier sur l'anonymat. Le point de départ était de faire des Exercices de détestation. Ça a bougé dans le bon sens pour en arriver à l'anonymat, sa nécessité, le rapport aux voix tues, etc. Dans le cahier critique, on voudrait entre autres tester l'idée que des critiques anonymes auraient plus de latitude. Et on voudrait ouvrir un espace pour ramasser Liberté. L'idée serait un texte de 1700 ou 2300 mots (selon l'inspiration du critique) qui questionne les choix actuels de la revue. On ne connaîtrait pas qui écrit, mais on passerait par toi pour le paiement. La seule contrainte : ça prend une position critique par rapport à ce qu'on fait, sinon ce serait vaseux à mort.
Vous avez correctement perçu notre journal comme étant bête et méchant, ainsi que se décrivait un illustre prédécesseur. Ceci dit, comme la rédaction de l’Idiot compte deux personnes et demie, vous deviez savoir que la requête tomberait inévitablement dans l’assiette de Simon-Pierre Beaudet ou d’Anne Archet. Les deux vieillissent, hélas, et le premier ne fait plus qu’un usage parcimonieux de ses réserves de mauvaise foi ; et la deuxième, ignorant tout de vos « choix actuels », avait la flemme de se rendre à la bibliothèque municipale pour en prendre connaissance. Par ailleurs, les deux estiment beaucoup trop votre éditrice Valérie pour assombrir ne serait-ce qu’une seule minute de sa vie. En fait, c’est plate de même, mais on aime bien votre revue.
Le courriel a cependant ravivé deux de leurs monomanies : la vanité de l’industrie culturelle, et l’anonymat.
À titre de gens qui ont publié des livres, et ainsi confondu.es avec des auteurices, iels reçoivent couramment ce genre d’approche, où un comité quelque part a trouvé que c’était une bonne idée de faire [insérer activité littéraire quelconque] et qu’il ne manque plus que des gens pour l’écrire, si bien que le comité part à la pêche et sollicite des plumes de son cercle élargi. La précarité du métier fait qu’on prend pour acquis que les gens vont dire oui, parce que le but de la game est de rester dans la game et qu’il faut donc toujours dire oui, d’autant plus qu’on ne manque jamais, mais jamais, de les appâter avec la promesse d’un maigre cachet. Au moins ici le concept d’anonymat allait nous dispenser de l’inévitable courriel qui suit, celui où on demande une bio et une photo, mais certainement pas de produire, en fin de parcours, une hostie de facture.
Ça fait une activité littéraire initiée dans des bureaux et des réunions, par des gens qui reçoivent leur mandat in fine de leur position professionnelle ou de leur subvention - on a une job à faire ou du cash à dépenser, maintenant il faut faire de quoi avec - ou, pire encore, du sentiment d’être tributaires d'une institution dont le principal but est de perdurer dans le temps. Le problème de Liberté, c’est pas ses choix actuels, c’est que ça existe encore. Les grandes revues sont celles qui savent mourir - Parti Pris, Mainmise, Québécoises debouttes !, et toute la presse satirique et underground qui a su embrasser son époque. Si vous vouliez savoir plus précisément où vous en êtes, on vous suggère d’abolir les cachets, de renoncer aux chroniques et dossiers thématiques, ces gadgets qui ne servent qu’à faire écrire, et enfin d’inventer de nouveaux noms, ceux qui chapeautent les textes comme celui de la revue.
Vous serez, enfin, libres.
Maintenant, parlons d’anonymat. Nous sommes parfaitement conscients que ça agace à peu près tout le monde. Sur les réseaux sociaux, la disqualification de la parole des personnes anonymes est systématiquement le dernier recours des gens – généralement des quidams raisonnables et centristes – qui sont à court d’arguments, comme dans cet exemple parfaitement choisi au hasard:
Gilles Rhéaume étant mort en 2015, on a affaire ici soit à un revenant (ce qui est possible, dans l’état actuel où se trouve Twitter, la sécurité y est devenue si déficiente que l’esprit des défunts pourrait très bien s’y faufiler), soit à quelqu’un d’anonyme qui ne comprend pas l'ironie de dénoncer celle des autres. Ce cas est anecdotique, mais il se répète à l’infini ; si vous êtes anonyme, ce que vous avez à dire n’a de facto aucune valeur. Au point de pouvoir dire, avec toute la bonne conscience du monde, qu’il est préférable de diffuser des faussetés sous son vrai nom que d’énoncer des vérités sous le couvert de l’anonymat.
L’exigence d’afficher son identité légale comme préalable à la participation au débat public n’est qu’un outil dans l’arsenal de contrôle qui sert à maintenir l’intégrité du statu quo. Quand on demande d’assumer ses propos avec une signature, on demande essentiellement de risquer sa sécurité, sociale ou financière, en échange de la liberté de parole : au mieux tu te ramasses dans la marde, au pire tu perds ta job. Cela vaut pour la militante bien en vue d’un parti qui critique sa direction, le journaliste qui pointe ce qu’il y a de fasciste dans son industrie, celle qui descend en flammes un livre québécois alors qu’elle travaille dans le milieu littéraire, ou toustes les employé.es du secteur public à qui on ferme la trappe sur les turpitudes de leurs organisations avec un sinistre « devoir de loyauté » ; pour ne rien dire de ce qu’il y a de fondamentalement inconvenant dans le fait de cabotiner et d’avoir du fun, toutes choses à peu près incompatibles avec compétition sociale où l’attente de base est de se montrer exemplaire dans sa sériosité.
Pensez-vous, des chansons sur les dick pics.
Malgré ce qu’en pensent les commentateurs réactionnaires de la presse bourgeoise, ça ne demande aucun courage de défendre le monde tel qu’il est et les diverses oppressions sur lequel il repose. Mieux: c’est souvent profitable, comme en témoigne la carrière brillante de médiocrités comme Mathieu Bock-Côté. On peut lécher des bottes sans craindre de représailles, sans risquer autre chose que d’avoir la langue gercée à l’usure. Le « libre marché des idées », la « conversation démocratique », l’agora où toustes peuvent débattre ouvertement, dans le respect mutuel, n’a jamais existé que pour les différentes factions de l’ordre établi – et personne d’autre.
La cancel culture, ça n’existe que pour les exclus de la culture, pour les gens dont l’identité est marginalisée, pour les personnes racisées, pour les personnes queer, pour les pauvres, pour les employé·es précaires, pour les femmes – surtout si elles ont le malheur de ne pas être blanches. Elleux sont cancellés d’avance, car leur droit à l’expression est conditionnel au respect intégral de ce qui les marginalise et qui les opprime. Dans ces conditions, rêver à voix haute d’un monde meilleur, critiquer les institutions qui nous écrasent contre terre peut difficilement être fait à visage découvert sans risquer de rendre sa propre oppression encore plus intolérable.
Chaque jour, les personnes marginalisées paient chèrement l’audace inouïe de dire la vérité au pouvoir. Et ça ne se limite pas à des pertes de contrats, des annulations de spectacles ou d’autres trucs dans le genre qui font bondir les énervés anti-wokes. On parle de dégradation sociale, de menaces à l’intégrité physique et psychologique, de harcèlement sévère – souvent de la part des autorités policières – d'incitations au suicide et même d’assassinat. Comment pourrait-il en être autrement? La parole des dominés est la seule qui menace l’hégémonie des dominants. Et lorsque cette parole est prise, ce n’est jamais sans conséquences.
En ce qui concerne notre journal, L’Idiot Utile est une création spécialement bâtarde, qu’on ne saurait ériger en modèle, mais pour ce que ça vaut, voici où nous en sommes. Nous publions essentiellement des textes anonymes et sous pseudonymes. Ces notes éditoriales, sans signatures, sont écrites par plusieurs personnes, pas systématiquement dévoilées à l’équipe. Nous avons tenu exactement deux réunions, virtuelles, en trois ans, après quoi nous avons convenu que ça fait chier les réunions. Nous n’avons pas de « choix actuels », sinon un goût prononcé pour la rigolade et un accord général sur les méthodes et finalités de la gauche de gauche. On ne sait pas exactement où on s’en va, et bien qu’on entretienne le fantasme de traverser la décennie, chaque numéro pourrait être le dernier.
Les membres de L’Idiot de ne se connaissent pas toustes entre elleux, et pour répondre à une question récurrente, non, nous ne savons pas c’est qui Anne Archet, on publie ses textes pas son rapport d’impôt, pas plus que nous ne connaissons exactement les personnes qui écrivent sous le nom collectif de Montréal Antifasciste ou le pseudonyme de Macaroni tout garni et socialiste ; on les appelle simplement entre nous Anne, MAF et Macaroni. On sait c’est qui Oras Sivie, Jacques Bref et Bijou de Banlieue, qui illustrent nos pages, pareil pour notre chanteuse Kitty French et notre infographiste Pollux, mais on ne voudrait pas gâcher notre roll call avec de vulgaires noms du commun. Il y a bien juste Beaudet et Fatta qui n’ont pas compris le concept.
On ne vous en voudra pas si vous ne l’avez pas compris non plus.
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